L’Intercités 3643 Paris-Brive-La-Gaillarde. Tonton le prenait souvent celui-là, il n’y pas de TGV direct depuis Austerlitz. « On ne sait pas tout » me dit la dame assise face à moi, visiblement ravie d’avoir de la compagnie. Elle a envie de parler, moi de lire. Je fuis son regard. Peu lui importe. On ne sait pas tout donc tout y passe : les lobbys de Bruxelles, l’indexation des cours de la patate sur ceux du pétrole dont pâtit son frangin céréalier, la PAC qui nous plombe, « la moitié de notre budget européen englouti par les agriculteurs », les Bretons contre tout depuis toujours, les bonnets rouges qui paieront nos futurs cancers, le Vieux le Pen, brûlé il y a quelques jours lors du ramonage de sa cheminée, la tronche de Marine depuis ce dimanche 27 janvier et l’élection de Syriza en Grèce, le gros Hollande, son cœur de femme de gauche et le fait qu’elle ne voit personne de brillant susceptible de l’incarner, à part, peut-être, Juppé…
J’essaie de me montrer patiente, je l’écoute, et me déconfis quand ma voisine nous annonce qu’il y en a encore pour deux heures avant d’arriver à Limoges, où elle descendra. Elle repart de plus belle : elle est laïque, républicaine et tolérante. D’ailleurs les religions la gonflent. C’est bien la preuve. D’ailleurs, les Juifs dés qu’on entend plus parler d’eux pendant 8 mois, ils trouvent toujours un truc pour se remettre en scène dans les médias. Elle a un ami prêtre, autre preuve flagrante. Elle a un ami gay aussi. Elle est pour la mixité, qui ouvre l’esprit.
Soudain : « Au fait Charlie Hebdo ne gagnait plus tellement de fric, non ? » Elle fait le geste, frotte ses deux doigts et cligne un peu des yeux. Je lui confirme que les ventes ont chuté ces dernières années : crise de la presse écrite, affaire Siné, etc. Mais qu’entre ses abonnés et les ventes en kiosques le journal se maintenait tant bien que mal. Elle a l’air déçu : je ne lui apprend rien qu’elle ne sache déjà. J’ouvre Le Monde dans lequel j’essaie de me plonger ostensiblement. Elle m’observe : « Vous avez vu qu’ils refont marcher la planche à billet ? ». « C’est du vent, les banques ne joueront jamais le jeu ». Je tente de lui expliquer que cette tardive mais salutaire mesure de QE (1) est complétée par la mise en place de taux de dépôts négatifs, façon d’obliger les banques à prêter à des coûts plus bas pour les emprunteurs. La relance, elle n’y croit pas : « Vous pensez pas qu’il y a une histoire de fric là-derrière ? » Elle refait le geste, cligne à nouveau des yeux. Tonton doit se retourner dans sa tombe. Mon téléphone sonne, c’est Antonio. J’en profite pour sortir de ma cabine, « pour ne pas la déranger ». Elle affiche à nouveau son air déçu. Je traine 10 min en ligne avec Tonio. A mon retour elle a les yeux fermés. Je me planque derrière mon ordinateur et commence à pianoter ce qui précède, le plus discrètement possible. On ne sait pas tout, non, décidément pas.
(1) Quantitative Easing/ Assouplissement monétaire