Groupon, ma femme et moi

GrouponPar temps de crise, pas de petites économies. Le resto est un luxe et les sites spécialisés qui vous spamment de bonnes affaires à longueur de journée le savent bien. La tendance du moment ? Le site www.groupon.fr. Spécialisé dans l’achat de prestations aux professionnels du tourisme et de la restauration, Groupon a l’art et la manière de vendre du rêve à ses clients. Pas d’agence, peu de personnel, le site fonctionne à moindre frais en surfant sur la vague de la bonne affaire. En apparence tout le monde est content : l’offreur, l’acheteur et le site, qui se sucre copieusement au passage. Après tout, les plateformes dématérialisées aussi doivent bien vivre. En dérogeant à l’un des fondamentaux économiques, celle-ci réussit l’impossible : vous faire croire que rare et pas cher c’est possible. Une fois cette certitude acquise, il vous suffit de cliquer sur l’onglet « ACHETER », immanquable, après avoir pris soin d’enregistrer, pour plus de commodités, les chiffres de votre carte bancaire. Pas d’inquiétude, paiement sécurisé garanti. Quelques mails plus tard, vous recevez votre coupon Groupon en fichier PDF : un « diner gastronomique pour deux face à Notre-Dame ». L’étape suivante consiste à se rendre sur le site de réservation www.résa-groupon.fr. Et oui, Groupon s’occupe même de réserver pour vous de sorte que vous n’êtes jamais en contact direct avec le restaurateur, l’hôtelier, le vendeur de jambon ibérique AOC ou d’aspirateur dernier cri supposé vous rendre plus belle la vie. Un seul créneau horaire proposé à l’horizon hebdomadaire, l’impossibilité d’annuler votre réservation moins de 48H à l’avance, vous avez plutôt intérêt à être en forme le jour J. Une fois sur place, vous serez un peu gêné d’être aussi chanceux et tenterez d’éluder votre statut de client groupon en susurrant votre nom au type de l’entrée. Peine perdue, il vous sommera tout haut de lui remettre votre coupon. Ce que vous ferez tout bas, obtempérant gaiement à l’idée de savourer votre diner acquis au tarif « exceptionnel » de 50 euros, boissons non comprises. Autant dire cadeau « pour un diner pouvant aller jusqu’à 136 euros ». En flattant votre bourse et votre ego, le site fonctionne sur la mise en perspective de l’économie réalisée à l’aune du plaisir escompté. En ce pluvieux 13 juillet au soir, vous êtes surpris de trouver autant de monde dans un resto aussi chic. La crise n’existe plus. Soudain vous avez une fulgurance : c’est la soirée Groupon ! « Chérie, tu penses comme moi ? » « Oui, amour ». Le type de l’accueil, celui qui a pris votre coupon, vous demande de suivre Antonio, votre serveur, à l’étage. C’est parti pour s’enfiler l’escalier en colimaçon qui vous amène à la salle du haut, réservée, c’est à n’en plus douter, aux clients du site. Lorsque enfin vous y êtes, un décor kitchissime s’offre à vous : tables numérotées on ne peut plus banales, vaisselle Ikea impersonnelle, mais c’est surtout l’écran plat où défilent en boucle les monuments parisiens photographiés sous toutes les coutures qui retient votre attention. Notre Dame la nuit, le Panthéon le jour, la Tour Eiffel vu d’en bas, les Invalides sous le soleil… Un resto à touristes ? Vous êtes au dessus-de ça, il est trop tôt… Cosmopolite et exotique, persistez-vous. La clientèle est composée de touristes ravis et de nigauds goguenards. Vous et votre femme formez le gros des troupes de la seconde catégorie. Dans la salle étouffante, les fenêtres sont fermées pour deux raisons : le bruit des voitures qui circulent à fond les ballons quai de Montebello, et la mousson parisienne de ce mois de juillet. Un peu inquiets vous souriez au serveur dont vous comprenez qu’il est aussi embêté que vous. Plus belle la crise Il vous invite à commander un apéritif. Comme vous n’aurez dépensé « que » 50 euros jusqu’ici, vous ne lésinez pas sur les coupettes de circonstance. Faute de goût, elles auront le mérite de vous griser. Servies au bout de 20 minutes, vous patientez en trempant votre doigt dans l’huile du verre où 10 olives et deux cure-dents se battent en duel. On vous soumet la carte et la raillerie le cède au choc. Après avoir avidement louché sur le foie gras maison proposé aux autres clients, vous parcourez des yeux un menu basique qui ne vous séduit guère. Cartésien, vous vous gardez d’un jugement trop hâtif, même si votre instinct infaillible commence à vous faire pressentir le pire. Au-delà d’un manque singulier d’originalité, les plats proposés sont élaborés à partir des matières premières les plus élémentaires. Les trois tranches de magret fumé de la pompeuse salade périgourdine sont à l’image de la maigrissime tranche de foie gras qui les accompagne : insipides. Vinaigrette sans saveur et salade plastifiée couronnent en beauté cette entrée façon Tricatel. S’agissant du plat, vous chercherez un bon moment des yeux et des papilles les morilles de la sauce qui imbibe l’escalope de veau éponyme. Avec le fromage, l’excitation est à son comble : vous reconnaissez le camembert Président que vos amis ont eu l’audace de vous servir à votre dernière soirée Wine & Cheese. Seule la mine réjouie des Japonais situés sous le plasma à l’heur de vous distraire. Persuadés de vivre un grand moment de la gastronomie française, ils interpellent le pauvre Antonio entre chaque plat, photo oblige. Et Antonio de se soumettre vaillamment à l’exercice, sourire compassé façon musée Grévin aux lèvres. En parlant de sourire, votre femme vous en décoche un. Hagard et déconfit, vous lui rendez la pareille. De bonne volonté, vous raillez bien encore un peu le décor, la clientèle et les toilettes, mais le cœur n’y est plus. Vous demandez l’addition à Antonio en songeant qu’avec la bouteille de vin et les deux coupes, il vous faudra rallonger de 50 euros une note au goût bien amer. « Pour un diner pouvant aller jusqu’à 136 » raisonne dans votre tête et sonne le glas de cette expérience inoubliable. Après une ballade digestive aux abords de Notre-Dame, vous quittez le quartier pour retrouver le vôtre. La soirée se termine. Vous consultez vos mails, et soupirez à la lecture de l’offre du jour : un « Robot Multibot, l’aspirateur le plus intelligent du marché à 139 EUR au lieu de 449 ». Philosophe, vous vous dites que l’imagination des vendeurs de rêve est illimitée. Dans un sursaut de lucidité, vous êtes tenté de cliquer sur l’onglet « désinscription » de la newsletter Groupon. Votre femme sourit. Vous ne le ferez pas, elle le sait. Elle sait que l’optimiste que vous êtes continuera d’espérer la potentialité de la bonne affaire derrière la réalité de l’arnaque. Groupon est comme votre femme : il aime votre éternelle naïveté.

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